CHAPITRE TRENTE

Même si la pluie verglaçante avait recommencé à tomber, Damien, les Jumelles, Aphrodite et Darius arrivèrent à l’écurie quelques minutes à peine après la sonnerie.

— Pas mal, le coup du message ! commenta Erin.

— Très rusé, enchérit Shaunee. Comme ça, on est venus ici sans y avoir pensé à l’avance.

— Bien joué ! me félicita Damien.

— Maintenant, il faut agir vite, intervint Darius pour ne pas être découverts.

— Tout à fait, acquiesçai-je. Les amis, appelez vos éléments et demandez-leur d’élever une barrière protectrice autour de votre esprit.

— Pas de problème, dit Erin.

— Oui, on s’est entraînés, enchaîna Shaunee.

— Avez-vous besoin que je forme un cercle en vitesse ?

— Non, Zœy, on a juste besoin que tu te taises un instant, dit Damien. On a déjà préparé nos éléments, ils attendent.

— Allez, le troupeau de ringards, c’est quand vous voulez ! s’impatienta Aphrodite.

— La ferme ! répondirent les Jumelles en chœur.

Un rictus méprisant sur les lèvres, Aphrodite s’approcha de Darius, qui l’enlaça d’un geste machinal. La blessure sur sa joue était presque entièrement guérie : à la place de la balafre hideuse, on ne voyait plus qu’une fine ligne rouge. Profitant de l’agitation générale, je leur tournai le dos et jetai un coup d’œil discret dans mon décolleté. Je grimaçai. La mienne était toujours aussi moche. Comment allais-je me montrer à un garçon, qu’il s’appelle Stark, Erik, ou Heath ? Peut-être n’aurais-je plus jamais de petit ami ! Au moins, ça ferait une complication de moins dans ma vie…

— Les cicatrices des guerres justes possèdent leur beauté propre, intervint Lenobia.

Je sursautai : je ne l’avais pas entendue s’approcher. Je la regardai sans ciller. Facile à dire, pour quelqu’un de parfait !

— C’est gentil, mais quand la blessure vous défigure, la réalité diffère un peu de la théorie.

— Je sais de quoi je parle, prêtresse.

Elle souleva le rideau de chevelure blonde, se tourna pour que je voie sa nuque et, de l’autre main, tira sur le col de sa chemise pour révéler une cicatrice épouvantable, qui partait de la naissance de ses cheveux et disparaissait dans son dos, épaisse et irrégulière.

— C’est bon ! s’écria Erin. On est tous parés !

— Ouais, prêts à passer aux choses sérieuses, confirma Shaunee.

— Alors, quelles sont les dernières nouvelles ? lança Damien.

Lenobia et moi échangeâmes un bref regard.

— Il faudra patienter pour connaître la fin de l’histoire, dit-elle tout doucement.

Je pivotai vers mes amis, me demandant quel genre de démon avait pu lui laisser une telle marque.

— Zœy a identifié les personnes citées dans le poème, annonça Lenobia sans préambule. Et l’endroit où elles doivent se réunir.

Tous les regards se tournèrent vers moi.

— Il s’agit de l’abbaye bénédictine. Je me suis souvenue que sœur Marie Angela m’avait confié avoir déjà ressenti le pouvoir des éléments, son abbaye ayant été construite sur un site qui dégage une grande force spirituelle. Seulement, je ne l’avais pas vraiment prise au sérieux sur le moment.

— Pour ta défense, cette nonne est assez excentrique, dit Aphrodite.

— C’est vrai qu’elle sort du commun, acquiesça Darius.

— Il se trouve qu’elle est également l’Esprit dont parle le poème, repris-je.

— Waouh ! Tu l’as vraiment déchiffré ? souffla Damien. Qui sont les autres ?

— Lucie est le Sang.

— Pas très étonnant, vu comme elle aime ça, marmonna Aphrodite.

— Tu es l’Humanité, lui appris-je avec un grand sourire.

— Génial. Fantastique. Que ce soit clair une bonne fois pour toutes : je ne veux plus jamais me faire mordre. Sauf par toi, beau gosse, susurra-t-elle à Darius.

Les Jumelles firent une grimace dégoûtée.

— La Terre, c’est ma grand-mère, continuai-je en les ignorant tous.

— Ça tombe bien qu’elle soit déjà sur place, commenta Damien.

— Et la Nuit ? voulut savoir Shaunee.

— C’est Zœy, répondit Aphrodite.

Je haussai les sourcils. Elle leva les yeux au ciel.

— Qui d’autre voulez-vous que ce soit ? A moins d’être un peu attardé ou départager un cerveau à deux, ça paraît évident.

— Oui, bon, je suis la Nuit.

— Alors, nous devons nous rendre à l’abbaye, conclut Darius, passant, comme d’habitude, directement à la logistique de notre « opération ».

Je mets ce terme entre guillemets parce que la plupart du temps j’ai plutôt l’impression de tâtonner que de suivre un plan précis, en espérant que mes bonnes idées l’emporteront sur les mauvaises.

— Oui, intervint Lenobia, et très vite, avant que Kalona et Neferet ne causent plus de dommages encore à notre peuple.

— Ou ne déclarent la guerre aux humains, enchaîna Aphrodite.

Seul Darius ne sembla pas étonné par sa remarque. Je vis alors que ma nouvelle amie, qui était toujours aussi belle et paraissait sûre d’elle comme d’habitude, avait des cernes bleus sous les paupières, et quelques traces rouges dans les yeux.

— Tu as eu une vision ! m’écriai-je.

Elle fit oui de la tête.

— Ah, zut ! Je me suis encore fait tuer ?

Lenobia me jeta un regard interrogateur.

— C’est une longue histoire, lui dis-je.

— Non, imbécile, fit Aphrodite. Pas cette fois. Mais j’ai eu un flash des combats – comme l’autre jour –, sauf que, là, j’ai reconnu les Corbeaux Moqueurs. Saviez-vous qu’ils peuvent violer les femmes ? Ce n’est pas particulièrement plaisant à voir. Bref, Neferet s’est associée avec Kalona afin de mener à bien cette guerre insensée.

— Mais la dernière fois, en sauvant Zœy, nous avons empêché cette vision de se réaliser, lui rappela Damien.

— Ça, je le sais, c’est moi la Fille aux Visions ! Celle-ci était différente, j’ignore pourquoi, outre le fait que Kalona s’est rajouté au tableau. Oh, d’ailleurs, désolée de vous apprendre la mauvaise nouvelle : Neferet est complètement passée du côté obscur. Elle se transforme en une sorte de vampire qui n’a jamais existé jusque-là.

Je compris enfin.

— Elle devient la reine Tsi Sgili, lâchai-je d’une voix blanche.

— Oui, c’est ce que j’ai vu, confirma Aphrodite, toute pâle. Je peux aussi vous dire que la guerre commence ici, à Tulsa.

— Alors, le conseil qu’ils veulent renverser doit être celui de notre Maison de la Nuit.

— Le conseil ? répéta Lenobia.

— C’est trop long à expliquer. Disons simplement qu’on a de la chance qu’ils envisagent une action régionale, et non globale.

— Alors, si nous arrivons à les chasser de Tulsa, la guerre n’aura pas lieu, raisonna Darius.

— Ou du moins pas ici, précisai-je. Et ça nous donnerait du temps pour trouver un moyen de nous débarrasser définitivement de Kalona, puisqu’il semble en être l’acteur principal.

— Non, c’est Neferet, rectifia Lenobia d’une voix calme comme la mort. C’est elle qui dirige Kalona. Elle rêve de cet affrontement depuis des années.

Elle me regarda dans les yeux.

— Il te faudra sans doute la tuer.

Je blêmis.

— Tuer Neferet ! Pas question !

— Peut-être n’auras-tu pas le choix, répliqua Darius.

— Non ! Si j’étais censée la tuer, je n’aurais pas la nausée rien qu’à cette idée ; Nyx me ferait savoir qu’il s’agit de sa volonté ; or je ne peux pas concevoir que ça arrive un jour. Neferet est sa grande prêtresse !

— Ex-grande prêtresse, me corrigea Damien.

— Est-ce vraiment le genre de job dont on peut se faire virer ? demanda Shaunee.

— Ce n’est pas un poste attribué à vie ? ajouta Erin.

— Peut-on la considérer toujours comme une grande prêtresse si elle devient la reine Tsi Sgili ? intervint Aphrodite.

— Oui ! Non ! Je ne sais pas ! Changeons de sujet. Je ne veux pas parler de ça.

Darius, Lenobia et Aphrodite se consultèrent du regard, ce que je choisis d’ignorer.

— Revenons-en à votre évasion, proposa Lenobia. Vous devez partir maintenant.

— Là, tout de suite ? s’étonna Shaunee.

— Genre, à la seconde près ? enchérit Erin.

— Le plus tôt sera le mieux, répondis-je. Je sens vos éléments, je sais qu’ils protègent vos pensées, mais si Neferet essaie de s’introduire dans votre esprit, elle devinera qu’il se passe quelque chose à l’instant même où elle se heurtera contre le rempart qu’ils ont formé.

Je balayai la pièce des yeux, m’attendant presque à la voir flotter dans l’ombre, araignée spectrale et boursouflée.

— Elle m’est apparue deux fois sous la forme d’un fantôme répugnant, avouai-je.

— Mince alors, fit Erin.

— Nous sauver d’ici ne va pas être facile, poursuivis-je. Le temps joue contre nous. J’ai failli me prendre une cinquantaine de gamelles rien qu’en venant ici. J’ai même dû demander au Feu de faire fondre cette satanée glace.

J’adressai un petit sourire penaud à Shaunee.

— Attends, qu’est-ce que tu viens de dire ? intervint Lenobia.

— J’en avais assez de perdre l’équilibre. Alors, j’ai dirigé quelques flammes sur le sol. Ça a bien marché.

— C’est fastoche, affirma Shaunee. Je l’ai fait, moi aussi.

— Vous pensez que vous pourriez diriger la flamme avec suffisamment de précision pour qu’elle fasse fondre la glace sous vos pas ? continua Lenobia, de plus en plus animée.

— Oui, répondis-je. Il faudrait juste trouver un moyen de ne pas nous brûler les pieds au passage. Je ne sais pas combien de temps je tiendrais, cela dit.

J’interrogeai Shaunee du regard.

— Bien sûr, je pourrais t’aider, et sans me brûler. À nous deux, on ferait durer la flamme plus longtemps.

— D’autant, Jumelle, fit Erin, que l’abbaye ne se trouve qu’à un kilomètre d’ici, et que Zœy a l’air d’aller beaucoup mieux. Vous allez y arriver !

— Même comme ça, nous n’irons jamais assez vite. Or je ne peux pas dissimuler le Hummer, car ce n’est pas de la matière organique.

— Je crois avoir la solution, dit Lenobia. Venez avec moi !

Nous la suivîmes dans le box de Perséphone. La jument, qui mangeait son foin, remua les oreilles lorsque Lenobia posa la main sur son postérieur.

— Donne, ma jolie.

Obéissante, le cheval leva la jambe. Lenobia regarda Shaunee.

— Peux-tu chauffer son fer ?

— Sans problème, répondit la Jumelle.

Elle inspira à fond et murmura des paroles indistinctes avant de pointer un doigt embrasé sur le sabot de Perséphone.

— Brûle, bébé, brûle.

Le fer se mit à rougeoyer presque aussitôt. La jument cessa de mâcher, tordit le cou pour jeter un regard curieux sur son sabot, s’ébroua, puis se remit à manger. Lenobia toucha le métal comme si elle testait la chaleur d’un fer à repasser et retira rapidement le doigt.

— Ça marche. Tu peux arrêter, Shaunee.

— Merci, Feu. Reviens à moi !

La lueur rouge tournoya autour de la jument, qui secoua la tête de nouveau, puis fonça droit sur Shaunee, dont le corps commença à s’empourprer.

— Calme-toi, maintenant, dit la Jumelle en fronçant les sourcils.

Lenobia tapota la croupe de la jument.

— Voilà le moyen de rejoindre rapidement l’abbaye ! Si vous voulez mon opinion, c’est la meilleure façon de voyager.

— L’idée n’est pas mauvaise, concéda Darius. Mais comment quitter le campus ? Les Corbeaux Moqueurs ne vont pas nous laisser sortir par la grande porte !

Lenobia sourit :

— Peut-être que si.